Vers le milieu des années 1990, le psychologue Michael Anderson et ses collègues ont publié les résultats d’une série d’expériences qui leur ont permis de faire une découverte étonnante : le fait de récupérer sélectivement des souvenirs en mémoire entraîne l’oubli des autres souvenirs associés (Anderson et al., 1994). C’est l’effet d’oubli induit par récupération.
La procédure inventée par les auteurs pour identifier ce phénomène se déroule en quatre étapes. Les participants commencent par étudier des paires de mots constituées chacune du nom et d’un exemplaire d’une catégorie sémantique (exemples : Fruits — Orange ; Fruits — Pomme ; Boissons — Whisky). Huit catégories avec chacune six exemplaires sont utilisées.
Après la phase d’étude, les sujets sont invités à se souvenir d’une partie des exemplaires de certaines catégories (par exemple, de certains exemplaires de la catégorie Fruits, mais d’aucun exemplaire de la catégorie Boissons). Pour ce faire, on leur présente à plusieurs reprises le nom de la catégorie et les deux premières lettres d’un choix d’exemplaires (Orange, mais pas Pomme) qu’ils doivent compléter par un mot étudié (Fruits — Or_______ ?). C’est la phase de pratique de la récupération. Vingt minutes après la fin de cette étape, période pendant laquelle ils effectuent une tâche de distraction, les participants sont invités à se rappeler de l’ensemble des mots étudiés, le nom des catégories servant toujours d’indice.
Le rappel final concerne donc trois types d’exemplaires : ceux revus dans les catégories pratiquées (Cp) dans la deuxième phase de l’expérience (mots Cp+, comme Orange), ceux associés aux catégories pratiquées, mais n’ayant pas bénéficié d’essais supplémentaires de récupération (Cp-, comme Pomme), et enfin ceux associés aux catégories non pratiquées (Cnp, par exemple, Whisky de la catégorie Boissons).
Encadré 1. Procédure de l’oubli induit par récupération |
1. Phase d’étude des items 2. Phase de pratique sélective de la récupération 3. Distraction 4. Test final de la mémoire des items étudiés |
Les résultats indiquent que les participants se souviennent beaucoup mieux des mots Cp+ (Orange) que des mots Cnp (Whisky). La pratique de la récupération exerce donc un effet facilitateur sur la mémoire des mots Cp+. Les mots Cp- et les mots Cnp n’ayant pas été soumis à cette pratique, on devrait s’attendre à ce que leurs niveaux de rappel soient identiques. Mais ce n’est pas ce qui est observé : les mots Cnp sont mieux rappelés que les mots Cp- ! C’est cette comparaison qui permet de détecter l’oubli induit par récupération. Manifestement, il s’est passé quelque chose entre les mots Cp+ et les mots Cp- pendant la phase de pratique de la récupération.
Durant celle-ci, pour retrouver une information à partir d’un indice (par exemple, retrouver Orange à partir de l’indice Fruits), plusieurs représentations en compétition sont activées en mémoire (Orange, Pomme, Banane, etc.), correspondant aux différents mots étudiés de la catégorie pratiquée. Pour pouvoir sélectionner celle qui correspond à la réponse adéquate (Orange), les représentations compétitrices sont inhibées1, afin de réduire leur pouvoir interférant, et deviennent ensuite inaccessibles. Le phénomène d’oubli par récupération illustre le caractère dynamique du fonctionnement mnésique : l’acte même de recouvrer sélectivement en mémoire des informations réduit l’accès aux autres informations associées.
Encadré 2. L’oubli se transmet socialement |
L’oubli induit par récupération s’observe quand des personnes essayent de se souvenir individuellement d’événements, de mots ou de faits. Le phénomène est déjà intrigant en soi, et pourtant, en 2007, Alexandru Cuc et ses collègues ont publié une série de résultats encore plus surprenants (Cuc et al, 2007). Les chercheurs ont constaté qu’une personne qui écoute une autre personne effectuer à voix haute la pratique sélective de récupération manifeste elle aussi par la suite un oubli induit par récupération ! Celui-ci se produit même pour des informations qui n’ont pas été abordées au cours d’une conversation libre par l’un des partenaires ! C’est l’oubli induit par récupération partagé socialement. |
L’oubli induit par récupération n’est pas qu’un phénomène de laboratoire, qui se produit quand des expérimentateurs demandent à des étudiants d’université de mémoriser et de se souvenir de paires de mots. À y regarder de plus près, il apparaît clairement que la procédure qui induit l’effet se rencontre dans bien d’autres situations (voir la synthèse des travaux par Storm et al. [2015] et la méta-analyse de Murayama et al. [2014]). Imaginez un policier en train d’interroger un témoin oculaire sur une partie des faits. Ce dernier est-il susceptible d’oublier ensuite les autres faits associés ? Plusieurs recherches indiquent que cette possibilité n’est pas à écarter. Par exemple, dans une étude (Camp et al., 2012), les participants ont visionné l’enregistrement d’un vol d’argent perpétré par deux individus, l’un aux cheveux blonds, l’autre aux cheveux foncés. Puis, ils ont été interrogés sur l’apparence de l’un des deux malfaiteurs (par exemple, l’homme blond), mais seulement sur une partie de ses caractéristiques physiques (cinq questions). Après cela, dix questions portant sur chaque malfaiteur ont été posées au témoin. Pour le malfaiteur ayant fait l’objet d’une pratique de la récupération, cinq questions étaient donc nouvelles. Elles l’étaient toutes pour l’autre malfaiteur.
Les chercheurs ayant conçu l’expérience ont alors constaté que la pratique de la récupération d’une partie des caractéristiques d’un malfaiteur (par exemple, sa coupe de cheveux) a provoqué l’oubli des autres caractéristiques non pratiquées (par exemple, la couleur de son pantalon). Ils ont également observé que l’oubli n’était pas limité aux caractéristiques du malfaiteur sur lequel a porté la pratique sélective, mais concernait aussi les caractéristiques de l’autre malfaiteur similaires aux caractéristiques pratiquées. Ainsi, quand, pendant la phase de pratique, une question portait sur la coupe de cheveux de l’individu blond, les participants ont ensuite oublié la coupe de l’individu aux cheveux foncés !
Encadré 3. Le rat et l’oubli induit par récupération |
L’espèce humaine n’a pas le privilège de l’oubli induit par récupération. Des chercheurs (Bekinschtein et al., 2018) ont laissé des rats explorer un environnement contenant deux objets A et B. C’est la phase d’étude ou d’encodage2. Puis, les animaux ont été remis en présence de l’objet A associé à un objet X, puis Y, puis Z, objets qu’ils avaient pu découvrir dans un environnement différent. C’est la phase de pratique de la récupération. Préférant la nouveauté, les rats ont manifesté un plus grand intérêt pour les objets X, Y et Z placés dans ce nouveau contexte que pour l’objet A, ce qui indiquait qu’ils s’étaient bien remémorés ce dernier. Enfin, les rongeurs ont été confrontés à l’objet B associé à un objet C, puis à l’objet A associé à un objet D. Dans ce test final, les rats se sont comportés avec l’objet B comme s’il était nouveau ! Le fait d’avoir sélectivement récupéré l’objet A a provoqué chez eux l’oubli de l’objet B. Que l’oubli induit par récupération soit présent aussi bien chez l’homme que chez le rat suggère que le phénomène pourrait bien avoir une valeur adaptative. |
L’expérience qui vient d’être relatée porte sur une situation qui est, certes, moins artificielle que celle d’un apprentissage de mots couplés. Cependant, les chercheurs ont simulé en laboratoire le contexte d’un témoignage oculaire. L’oubli induit par récupération peut-il s’immiscer quand la mémoire s’exerce dans la vie réelle ? Les résultats que s’apprête à publier l’équipe dirigée par Esztel Somos dans le Quarterly Journal of Experimental Psychology permettent de répondre par l’affirmative à cette question.
Les chercheurs ont proposé à des étudiants de participer à une séance de renforcement d’équipe (ou de team building, si vous préférez). Pour ce faire, les participants ont réalisé une première série A de dix jeux dans une pièce d’un bâtiment de leur université. Puis, après avoir changé de bâtiment, une seconde série B de dix jeux leur a été proposée dans une nouvelle pièce. La nature des activités dans les deux pièces était différente, afin que les sujets de l’étude puissent associer type de jeux et pièce dans laquelle ceux-ci ont été joués.
Quarante-huit heures plus tard, les participants se sont rendus, cette fois, au laboratoire de psychologie pour la phase de pratique sélective de la récupération. Pendant quinze minutes, ils devaient décrire en quoi consistait la moitié des jeux de la série A ou la moitié des jeux de la série B, en recevant pour indices des paires Lieu – Nom du jeu. À l’issue de cette phase de l’expérience, les sujets pratiquaient une tâche distractrice pendant vingt minutes, puis étaient invités à se souvenir de l’ensemble des jeux.
Les différentes phases d’une procédure d’oubli induit par récupération sont bien là : certains jeux réalisés dans une pièce ont été soumis à une pratique sélective de la récupération (items Cp+), alors que les autres jeux réalisés dans cette même pièce n’ont pas été soumis à cette pratique supplémentaire (items Cp-). Aucun jeu réalisé dans la seconde pièce n’a subi de pratique de récupération (items Cnp). Comme le montre le graphique ci-dessous, les résultats indiquent un effet typique d’oubli induit par récupération : les participants se sont mieux souvenus des jeux Cp+ que des jeux Cnp ; ils se sont aussi mieux remémorés les jeux Cnp que les jeux Cp-.

Données de Somos et al. (à paraître)
En quoi cette étude est-elle plus proche de conditions naturelles d’exercice de la mémoire ?
- Les participants ont dû se souvenir de faits autobiographiques vécus quarante-huit heures plus tôt, laissant le temps aux souvenirs de se consolider ;
- Les jeux se sont déroulés dans des environnements familiers pour les participants et portaient sur des séquences d’activités complexes, réalisées au cours d’une situation naturelle, qui ne leur était apparemment pas inhabituelle ;
- Les participants ont été mis au courant que leur mémoire des jeux allait être évaluée seulement au moment de la phase du test final, reproduisant ainsi le fait que la mémorisation d’événements autobiographiques s’effectue le plus souvent de manière incidente, sans intention explicite de vouloir s’en souvenir plus tard.
L’expérience est d’autant plus intéressante que l’oubli de faits autobiographiques a pu être observé dans un contexte naturel, mais contrôlé par les expérimentateurs. En effet, l’une des difficultés majeures dans l’étude de la mémoire autobiographique consiste à pouvoir vérifier les souvenirs rapportés d’événements personnels en dehors de tout contrôle au moment de leur acquisition.
Les auteurs concluent leur travail de la manière suivante :
En conclusion, nous pensons qu’en utilisant des souvenirs pertinents pour soi, intégrés dans une base de connaissances autobiographiques organisée et interconnectée, cette étude a démontré que [l’oubli induit par récupération] joue un rôle pour déterminer les souvenirs autobiographiques qui seront remémorés et ceux qui ne le seront pas.
Somos et al. (à paraître, traduction personnelle)
Autrement dit, ce dont vous vous souviendrez de votre vie dépendra, en partie, tout du moins, des souvenirs autobiographiques dont vous vous êtes déjà souvenus dans les minutes précédentes.
Encadré 4. Les propriétés de l’oubli induit par récupération |
Selon Anderson (2003 ; 2020), l’oubli induit par récupération présenterait les propriétés suivantes : Indépendance à l’indice. Les items Cp- restent inaccessibles même quand d’autres indices que le nom de la catégorie à laquelle ils ont été associés pendant l’étude sont utilisés, indices qui devraient pourtant aider à les retrouver. Ce phénomène prouverait que ce sont bien les souvenirs des items Cp- qui sont inhibés, et non l’association entre ces items et l’indice original. Spécificité de la récupération. La récupération en mémoire à long terme des items Cp+ parmi des représentations compétitrices Cp- est nécessaire pour établir l’oubli induit par récupération. Par exemple, réétudier sélectivement certaines paires de mots intactes (Fruits — Orange), à la place de la pratique de la récupération, ne provoque pas d’oubli induit par récupération. Dépendance à l’interférence. L’interférence avec les souvenirs en compétition est nécessaire. Par exemple, les compétiteurs fréquents dans une langue (comme Banane) sont plus facilement soumis à un oubli induit par récupération que les compétiteurs peu fréquents (Goyave), car ils occasionnent un niveau d’interférence plus élevé. Indépendance au renforcement (strength). Réétudier sélectivement des paires de mots intactes (Fruits — Orange), les renforçant ainsi en mémoire, mais sans récupération compétitive, ne provoque pas d’oubli induit par récupération. En revanche, celui-ci s’installe même quand, pendant la phase de pratique de la récupération, les sujets sont confrontés à des paires de mots impossibles (par exemple, Fruits — Lu_______ ?, sachant qu’aucun mot étudié de la catégorie Fruits ne commence par ces deux lettres). Dépendance attentionnelle. L’inhibition des souvenirs en compétition repose sur un mécanisme actif de contrôle attentionnel. Par exemple, si la pratique de la récupération s’effectue sous attention divisée (le sujet effectue une autre tâche en même temps), l’oubli induit par récupération est réduit. Les études d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle indiquent une activation du cortex préfrontal ventrolatéral et du cortex cingulaire antérieur pendant la phase de pratique de la récupération. Ces régions sont connues pour être impliquées dans les activités de contrôle cognitif et de résolution de conflit. Ces propriétés font débat au sein de la communauté scientifique et continuent de faire l’objet de recherches empiriques (Raaijmakers, 2018). En particulier, l’explication de l’oubli induit par récupération en invoquant le mécanisme d’inhibition est une position critiquée (MacLeod et al., 2003). |
Références citées
- Anderson, M. C. (2003). Rethinking interference theory: Executive control and the mechanisms of forgetting. Journal of Memory and Language, 49(4), 415–445. https://doi.org/10.1016/j.jml.2003.08.006
- Anderson, M., C. (2020). Incidental forgetting. In A. Baddeley, M. W. Eysenck, & M. C. Anderson (Eds.), Memory (pp. 277–313). Psychology Press.
- Anderson, M. C., Bjork, R. A., & Bjork, E. L. (1994). Remembering can cause forgetting: Retrieval dynamics in long-term memory. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 20(5), 1063–1087. psyh. https://doi.org/10.1037/0278-7393.20.5.1063
- Bekinschtein, P., Weisstaub, N. V., Gallo, F., Renner, M., & Anderson, M. C. (2018). A retrieval-specific mechanism of adaptive forgetting in the mammalian brain. Nature Communications, 9(1), 4660. https://doi.org/10.1038/s41467-018-07128-7
- Camp, G., Wesstein, H., & Bruin, A. B. H. (2012). Can questioning induce forgetting? Retrieval-induced forgetting of eyewitness information. Applied Cognitive Psychology, 26(3), 431–435. https://doi.org/10.1002/acp.2815
- Cuc, A., Koppel, J., & Hirst, W. (2007). Silence is not golden: A case for socially shared retrieval-induced forgetting. Psychological Science, 18(8), 727–733. https://doi.org/10.1111/j.1467-9280.2007.01967.x
- MacLeod, C. M., Dodd, M. D., Sheard, E. D., Wilson, D. E., & Bibi, U. (2003). In opposition to inhibition. In B. H. Ross (Ed.), The psychology of learning and motivation: Advances in research and theory (Vol. 43, pp. 163–214). Elsevier. https://doi.org/10.1016/S0079-7421(03)01014-4
- Murayama, K., Miyatsu, T., Buchli, D., & Storm, B. (2014). Forgetting as a consequence of retrieval: A meta-analytic review of retrieval-induced forgetting. Psychological Bulletin, 140, 1383–1409. https://doi.org/10.1037/a0037505
- Raaijmakers, J. G. W. (2018). Inhibition in memory. In J. H. Wixted (Ed.), Stevens’ Handbook of Experimental Psychology and Cognitive Neuroscience (pp. 251–284). John Wiley & Sons, Ltd. https://doi.org/10.1002/9781119170174.epcn108
- Somos, E., Mazzoni, G., Gatti, D., & Jellema, T. (à paraître). “Be careful what you recall”: Retrieval-induced forgetting of genuine real-life autobiographical memories. Quarterly Journal of Experimental Psychology, 17470218221078500. https://doi.org/10.1177/17470218221078499
- Storm, B., Angello, G., Buchli, D., Little, J., & Nestojko, J. (2015). A review of retrieval-induced forgetting in the contexts of learning, eyewitness memory, social cognition, autobiographical memory, and creative cognition. In B. H. Ross (Ed.), The Psychology of Learning and Motivation — Advances in Research and Theory (Vol. 62, pp. 141–194). https://doi.org/10.1016/bs.plm.2014.09.005
1. L’intervention d’un processus d’inhibition est l’une des options théoriques invoquées pour expliquer le phénomène d’oubli induit par récupération (voir Raaijmakers [2018] pour une revue critique de cette approche).
2. J’ai simplifié la présentation de la procédure expérimentale. En fait, deux conditions de contrôle avaient permis aux chercheurs d’écarter l’idée que les résultats obtenus auraient pu être la conséquence du passage du temps ou d’un phénomène d’interférence.