Selon l’orthodoxie cognitiviste, la cognition consiste en la manipulation, à l’aide de règles, de symboles amodaux et abstraits, symboles dont la relation avec le monde qu’ils représentent est arbitraire. C’est donc essentiellement dans le cerveau que les activités cognitives se déploient, entre les entrées sensorielles et les sorties motrices. En bref, la cognition, c’est de la computation interne.
Mais, depuis une trentaine d’années, une nouvelle manière d’aborder la cognition a émergé, celle de la cognition dite incarnée. Certains y ont vu, bien sûr, une sorte de révolution copernicienne, ou même un changement de paradigme, au sens kuhnien, dans les sciences de l’esprit et du comportement, en intelligence artificielle et robotique. Même le traitement automatique du langage s’inscrit désormais dans ce courant de pensée.
De mon point de vue, la notion de cognition incarnée recouvre des approches qui ne forment pas vraiment un champ de recherches cohérent. Néanmoins, ce qui les réunit est l’idée selon laquelle le corps, et pas seulement le cerveau, dans son interaction avec l’environnement, est un élément constitutif de la cognition. Les connaissances sont donc pleinement ancrées dans les expériences sensorimotrices. Ainsi, étant gaucher, il se pourrait bien que mon système conceptuel et mes préférences soient en partie distincts de ceux d’un droitier, parce que nos corps n’agissent pas, du coup, de façon identique : corps différents, esprits différents, paraît-il !
Les courants de la cognition incarnée ont ouvert la voie à de nouvelles découvertes, et aussi à des tentatives rénovées pour comprendre la façon dont nous appréhendons le monde via notre corps et ses actions. Ils conduisent aussi à reconsidérer les catégories classiques de la psychologie cognitive (perception, mémoire, langage, émotion, motricité, etc.) et leurs frontières. C’est un aspect particulièrement stimulant de ce programme de recherche.
Cependant, ces évolutions ne se font pas sans heurts, loin de là. Il est vrai que les points d’achoppement entre partisans et sceptiques ne manquent pas. Citons-en quelques-uns : quelle place faut-il accorder aux représentations mentales ? Quel est leur format ? Quel statut pour les concepts abstraits ? Quelle est la marque de ce qui est cognitif ? Jusqu’où la cognition peut-elle s’étendre, dans le corps et, au-delà, dans l’environnement physique ? L’action est-elle toujours la source des connaissances ? La cognition peut-elle être non computationnelle ?
Certaines de ces questions suscitent des débats au sein même des sciences cognitives incarnées. Par exemple, une version « indulgente » de ces disciplines admet l’existence d’une forme de représentation mentale, celle qui conserve les propriétés sensorimotrices d’une expérience. Une autre version, qui se revendique parfois explicitement comme étant radicale, rejette toute idée de représentationnalisme.
Par ailleurs, plusieurs résultats empiriques, considérés comme des appuis importants de l’approche incarnée, sont soumis à des problèmes de réplication. C’est le cas de l’effet de compatibilité motrice (en anglais, action-sentence compatibility effect – ACE). Cet effet est censé apparaître quand le temps de réaction pour décider si une phrase a un sens ou non est plus rapide quand l’action décrite par la phrase (ouvrir un tiroir) est compatible avec l’action corporelle réalisée par le participant pour répondre (effectuer un mouvement vers soi en appuyant sur un bouton à proximité) par rapport à une action incompatible (effectuer un mouvement hors soi en appuyant sur un bouton éloigné). L’explication de ce résultat, sous l’angle de la cognition incarnée, suppose que la compréhension d’une phrase passe par la simulation motrice de l’action qu’elle formule.
La notion appartient aussi à un réseau d’expressions associées, soulevant quelques difficultés de clarification conceptuelle : cognition distribuée, énactive, imbriquée (embedded), située, enracinée (grounded), projetée, étendue1.
Quoi qu’il en soit, il est difficile aujourd’hui de faire l’impasse sur ce courant de pensée. Je propose, ci-dessous, une bibliographie — excessivement — sélective pour s’initier à la chose. À quelques exceptions près, j’ai retenu des articles et ouvrages récents d’introduction générale. Ces textes pourront aussi servir de points d’entrée pour celles et ceux qui souhaiteraient approfondir, par la suite, des thèmes plus spécialisés (concepts, mémoire, langage, émotion, etc.).
En français
- Brouillet, D. (2019). Agir pour connaître. Presses Universitaires de Grenoble. Lien.
- Di Liberti, G. & Léger, P. (Éds). (2022). La cognition incarnée : un programme de recherche entre psychologie et philosophie. Mimesis. Lien.
- Dokic, J., & Perrin, D. (Éds.). (2018). La cognition incarnée. Recherches sur la philosophie et le langage, 33. Vrin. Lien.
- Varela, F. J., Thomson, E., & Rosch, E. (1993). L’inscription corporelle de l’esprit : sciences cognitives et expérience humaine2 Seuil. Lien.
- Versace, R., Brouillet, D., & Vallet, G. T. (2018). Cognition incarnée: une cognition située et projetée. Mardaga. Lien.
En anglais
Articles
- Farina, M. (2021). Embodied cognition: Dimensions, domains and applications. Adaptive Behavior, 29(1), 73‑88. https://doi.org/10.1177/1059712320912963
- Shapiro, L., & Spaulding, S. (2021). Embodied cognition. In E.N. Zalta (Ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2021). https://plato.stanford.edu/archives/fall2021/entries/embodied-cognition/
- Wilson, A. D., & Golonka, S. (2013). Embodied cognition is not what you think it is. Frontiers in Psychology, 4. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2013.00058
- Wilson, M. (2002). Six views of embodied cognition. Psychonomic Bulletin & Review, 9(4), 625‑636. https://doi.org/10.3758/BF03196322
- Wilson, R. A., & Foglia, L. (2015). Embodied cognition. In E. N. Zalta (Ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy. https://plato.stanford.edu/archives/sum2021/entries/embodied-cognition/
Livres
- Barrett, L. (2011). Beyond the brain: How body and environment shape animal and human minds. Princeton University Press. Lien.
- Chemero, A. (2009). Radical embodied cognitive science. The MIT Press. Lien.
- Fincher-Kiefer, R. (2019). How the body shapes knowledge : Empirical support for embodied cognition. American Psychological Association. Lien.
- Shapiro, L. A. (Ed.). (2014). The Routledge handbook of embodied cognition. Routledge. Lien.
- Shapiro, L. (2019). Embodied Cognition (2e éd.). Routledge. Lien.
Compléments
Pour aller plus loin, voici un choix d’articles critiques :
- Adams, F. (2010). Embodied cognition. Phenomenology and the Cognitive Sciences, 9(4), 619‑628. https://doi.org/10.1007/s11097-010-9175-x
- Aizawa, K. (2015). What is this cognition that is supposed to be embodied? Philosophical Psychology, 28(6), 755–775. https://doi.org/10.1080/09515089.2013.875280
- Caramazza, A., Anzellotti, S., Strnad, L., & Lingnau, A. (2014). Embodied cognition and mirror neurons: A critical assessment. Annual Review of Neuroscience, 37(1), 1–15. https://doi.org/10.1146/annurev-neuro-071013-013950
- Goldinger, S. D., Papesh, M. H., Barnhart, A. S., Hansen, W. A., & Hout, M. C. (2016). The poverty of embodied cognition. Psychonomic Bulletin & Review, 23(4), 959‑978. https://doi.org/10.3758/s13423-015-0860-1
- Mahon, B. Z. (2015). The burden of embodied cognition. Canadian Journal of Experimental Psychology/Revue canadienne de psychologie expérimentale, 69(2), 172‑178. https://doi.org/10.1037/cep0000060. Une traduction en français de cet article se trouve dans Dokic & Perrin (2017), cité plus haut, ainsi que celle des autres textes du débat entre Mahon et Glenberg.
- Mahon, B. Z., & Caramazza, A. (2008). A critical look at the embodied cognition hypothesis and a new proposal for grounding conceptual content. Journal of Physiology-Paris, 102(1‑3), 59‑70. https://doi.org/10.1016/j.jphysparis.2008.03.004
- Meyer, R., & Brancazio, N. (2022). Putting down the revolt: Enactivism as a philosophy of nature. Frontiers in Psychology, 13. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpsyg.2022.948733
- Zwaan, R. A. (2021). Two challenges to “embodied cognition” research and how to overcome them. Journal of Cognition, 4(1), 14. https://doi.org/10.5334/joc.151
Les chercheurs spécialistes de la cognition incarnée font souvent appel à la modélisation par les systèmes dynamiques. La présentation, non technique, de ces systèmes par Timothy van Gelder (1997) est, à mon avis, extrêmement claire. Elle est traduite en français dans :
- van Gelder, T. (1997/2003). Dynamique et cognition. In D. Frisette, & P. Poirier (Éds.), Philosophie de l’esprit : problèmes et perspectives (pp. 329-367). Vrin. Lien.
La psychologie écologique de la perception de James J. Gibson a également exercé une influence considérable sur le développement de l’idée d’incarnation en sciences cognitives3. On trouvera, en français, une présentation de la théorie, et de travaux qui s’en inspirent plus ou moins directement, dans :
- Bruce, V. & Green, P. (1993). La perception visuelle : physiologie, psychologie et écologie. Presses Universitaires de Grenoble. Lien.
Et sur le concept gibsonien d’affordance4 :
- Chong, I., & Proctor, R. W. (2020). On the evolution of a radical concept: Affordances according to Gibson and their subsequent use and development. Perspectives on Psychological Science, 15(1), 117–132. https://doi.org/10.1177/1745691619868207
- Luyat, M., & Regia-Corte, T. (2009). Les affordances : de James Jerome Gibson aux formalisations récentes du concept. L’Année Psychologique, 109(02), 297. https://doi.org/10.4074/S000350330900205X
- Niveleau, C.-É. (2006). Le concept gibsonien d’affordance : entre filiation, rupture et reconstruction conceptuelle. Intellectica, 43(1), 159–199. https://doi.org/10.3406/intel.2006.1341
Les réalisations en robotique de Rodney Brooks sont aussi une source importante d’inspiration. On peut se tourner, par exemple, vers :
- Brooks, R. A. (1991). Intelligence without representation. Artificial intelligence, 47(1), 139‑159. https://doi.org/10.1016/0004-3702(91)90053-M
Le philosophe Andy Clark a consacré de nombreux textes dans lesquels il défend l’idée que la cognition s’étend dans le corps et dans l’environnement physique. Selon lui, nous serions même devenus des cyborgs, tellement nous sommes couplés à la technologie et aux outils externes. Un article classique et fondateur sur le sujet, qui contient la fameuse expérience de pensée d’Inga et Otto :
- Clark, A., & Chalmers, D. (1998). The extended mind. Analysis, 58(1), 7‑19. https://doi.org/10.1093/analys/58.1.7
Dans le thésaurus de la mémoire :
- Affordance
- Cognition incarnée
- Effet de consolidation motrice
- Effet de l’exécution de l’action
- Effet du voyage mnésique dans le temps
- Modèle Act-In
- Modèle ATHENA
- Représentation modale
La section des commentaires est ouverte pour les lecteurs désireux d’ajouter des références.
Crédit photo
Photo par Ahmad Odeh sur Unsplash.
J’ai choisi cette photo pour illustrer la métaphore de la danse qu’utilise le philosophe Alva Noë pour exprimer l’idée que la conscience n’est pas un processus interne propre au cerveau. Elle relève aussi, selon lui, d’une sorte d’harmonisation (attunement) dynamique avec l’environnement du danseur par les actions de son corps.
Notes
1. Certains de ces adjectifs sont quelquefois réunis sous les appellations de 4E cognition ou 4E cognitive science (pour Embodied, Embedded, Extended et Enactive).
2. Il s’agit de la traduction française de l’ouvrage de Varela et de ses collaborateurs, initialement paru en anglais en 1991, et dont une édition révisée a été publiée en 2017. Lien.
3. Une traduction en français actuellement épuisée de l’ouvrage classique de Gibson, The ecological approach to visual perception (1979) va, semble-il, faire l’objet prochainement d’une réédition.
4. Le néologisme anglais affordance, créé par Gibson à partir du verbe to afford, est généralement conservé en français. Il est parfois traduit par offrande ou invite.