Dans ce court billet, je vais présenter le principe général de la technique RPYS ou Reference Publication Year Spectroscopy (Marx et al., 2014). Sous cette expression intimidante se cache, en fait, une méthode bibliométrique très simple à comprendre.
L’objectif de cette procédure est d’analyser la fréquence des références citées dans les articles d’un domaine de recherche, en fonction de leur année de publication. Le spectrogramme obtenu est composé de deux courbes. La première correspond simplement au nombre de références citées par année de publication (par exemple, le nombre de références citées et publiées en 1986). La seconde présente, pour chaque année de publication des références citées, la déviation par rapport à la médiane sur cinq ans. Il s’agit donc de l’écart du nombre de références citées d’une année (par exemple, 1986) par rapport à la médiane du nombre de références citées des deux années précédentes (1984, 1985), de l’année courante (1986) et des deux années suivantes (1987, 1988).
Ce sont les pointes apparaissant dans ces courbes, tout particulièrement les pointes positives, qui désignent les racines historiques d’un domaine de recherche. Elles mettent ainsi en exergue les publications individuelles dans lesquelles une communauté scientifique a puisé en priorité ses méthodes, théories, concepts ou résultats empiriques. En bref, ce sont les publications fondatrices d’un champ de recherche.
La courbe des écarts s’avère en particulier très utile pour détecter ces pointes, car chaque année est comparée aux années adjacentes (Thor et al., 2016a).
Plusieurs logiciels réalisent des analyses RPYS. C’est le cas, par exemple, du paquet R bibliometrix. Pour cet exercice, j’ai plutôt choisi CRExplorer (Thor et al., 2016a, 2016b). C’est une application libre, développée en Java, et qui doit pouvoir fonctionner sur la plupart des systèmes d’exploitation. Elle dispose d’une interface graphique pour faciliter la prise en main de la technique.
Soyons maintenant plus concrets. J’ai analysé avec cette méthode un corpus de 140 articles récupérés dans Scopus et portant sur le pic de réminiscence (reminiscence bump, en anglais). Ce phénomène montre que les personnes de 40 ans, et plus, ont tendance à se souvenir d’un nombre plus élevé d’événements autobiographiques quand ceux-ci ont été vécus pendant leur adolescence et le début de leur vie d’adulte. Il s’agit d’un phénomène robuste, bien qu’il soit sensible à certains facteurs (par exemple, à la méthode utilisée pour recueillir les souvenirs).

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Si vous souhaitez en savoir plus sur le sujet, je vous recommande la lecture de la récente synthèse systématique de Munawar et al. (2018). Elle présente l’avantage supplémentaire d’être en accès libre (lien).
Les articles du corpus citent 3568 références, après regroupement. En effet, une référence peut être rédigée de différentes manières. Heureusement, CRExplorer est capable de regrouper et de fusionner automatiquement les variants d’une référence citée. L’utilisation de ce traitement doit néanmoins inciter à la prudence, car des erreurs peuvent être commises. Toutefois, l’application permet de corriger manuellement les regroupements erronés éventuels ou de procéder à des regroupements de références identiques que l’algorithme automatique n’aurait pas détectées.
Le graphique, ci-dessous, montre l’analyse RPYS du corpus dédié au pic de réminiscence : le nombre de références citées (courbe verte) et la déviation par rapport à la médiane sur cinq ans (courbe grise) par année de publication de ces documents.

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Analysons quelques pointes positives de la courbe des écarts. La première qui semble intéressante se situe en 1879. C’est l’année où paraît Psychometric experiments de Francis Galton. Le savant britannique y décrit une méthode devenue classique pour l’étude de la mémoire autobiographique. Elle a été révisée par Crovitz et Schiffman dans un article publié en 1974, qui contribue, d’ailleurs, à l’émergence d’une autre pointe dans l’analyse RPYS. La méthode Galton-Crovitz, ou technique des mots-indices, consiste à demander au sujet de générer des souvenirs autobiographiques, en réponse à des mots qui lui sont présentés, et à les dater.
La pointe en 1950 correspond à la publication du livre Childhood and Society par le psychologue du développement Erik Erikson. Certains chercheurs estiment que le pic de réminiscence pourrait s’expliquer par le fait qu’il correspondrait à une période importante dans le développement de l’identité personnelle, d’où la référence qui est faite à cet auteur.
Sans aucun doute, il s’est passé quelque chose en 1986. C’est, en quelque sorte, l’année de découverte du pic de réminiscence par le psychologue américain David Rubin et ses collaborateurs (Rubin et al., 1986). Les chercheurs ont combiné les résultats de plusieurs études, dont la leur, sur la mémoire autobiographique. L’analyse du décours temporel des souvenirs, en fonction de l’âge des personnes au moment de l’encodage des évènements, a fait apparaître le fameux pic. Les études antérieures qui ont été réanalysées contribuent d’ailleurs aux pointes en 1977 et 1984 (Fitzgerald & Lawrence, 1984 ; Franklin & Holding, 1977).
L’application CREXplorer propose d’autres indicateurs pour identifier les références individuelles les plus influentes : les N_TOP50, N_TOP25 et N_TOP10. Par exemple, l’indice N_TOP10 correspond au nombre d’années citantes parmi lesquelles une référence citée a fait partie des 10 % des publications les plus citées (Thor et al., 2018). L’article de Rubin et al. (1986) arrive en tête du classement N_TOP10, avec un score de 15 années dans le corpus analysé.
Bien évidemment, les résultats qui précèdent sont dépendants de la couverture de la base interrogée et de la réponse fournie à la requête qui a été utilisée dans Scopus. En l’occurrence, j’ai uniquement recherché les articles contenant dans leur titre, résumé ou mots-clés, les expressions suivantes :
"reminiscence bump" OR (memory AND bump)
La méthode RPYS a déjà été appliquée à de très nombreux sujets. En philosophie des sciences, à titre d’illustration, elle a permis de détecter l’importance pour la discipline des travaux d’Einstein, de l’empirisme logique (Reichenbach, Carnap, Hempel), ainsi que des œuvres de Popper et Kuhn (Wray & Bornmann, 2015). Les textes fondateurs dans ce domaine ont été publiés essentiellement sous forme de livres, et non sous forme d’articles dans des revues scientifiques.
La technique permettrait aussi de retracer l’origine de légendes scientifiques, comme celle des pinsons de Darwin (Marx & Bornmann, 2014). Cette possibilité offre des perspectives intéressantes, notamment dans le domaine de la psychologie…
J’envisage d’utiliser la méthode RPYS pour enrichir les bibliographies du thésaurus de la mémoire, afin d’identifier les publications fondatrices des concepts du domaine… ou pour vérifier qu’elles y sont déjà !
Bibliographie
- Fitzgerald, J. M., & Lawrence, R. (1984). Autobiographical memory across the life-span. Journal of Gerontology, 39(6), 692–698. https://doi.org/10.1093/geronj/39.6.692
- Franklin, H. C., & Holding, D. H. (1977). Personal memories at different ages. Quarterly Journal of Experimental Psychology, 29(3), 527–532. https://doi.org/10.1080/14640747708400628
- Galton, F. (1879). Psychometric experiments. Brain, 2(2), 149–162.
- Marx, W., & Bornmann, L. (2014). Tracing the origin of a scientific legend by reference publication year spectroscopy (RPYS): The legend of the Darwin finches. Scientometrics, 99(3), 839–844. https://doi.org/10.1007/s11192-013-1200-8
- Marx, W., Bornmann, L., Barth, A., & Leydesdorff, L. (2014). Detecting the historical roots of research fields by reference publication year spectroscopy (RPYS). Journal of the Association for Information Science and Technology, 65(4), 751–764. https://doi.org/10.1002/asi.23089
- Munawar, K., Kuhn, S. K., & Haque, S. (2018). Understanding the reminiscence bump: A systematic review. PLOS ONE, 13(12), e0208595. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0208595
- Rubin, D. C., Wetzler, S. E., & Nebes, R. D. (1986). Autobiographical memory across the lifespan. In D. Rubin (Ed.), Autobiographical memory (pp. 202–221). Cambridge University Press.
- Thor, A., Marx, W., Leydesdorff, L., & Bornmann, L. (2016a). Introducing CitedReferencesExplorer (CRExplorer): A program for reference publication year spectroscopy with cited references standardization. Journal of Informetrics, 10(2), 503–515. https://doi.org/10.1016/j.joi.2016.02.005
- Thor, A., Marx, W., Leydesdorff, L., & Bornmann, L. (2016b). New features of CitedReferencesExplorer (CRExplorer). Scientometrics, 109(3), 2049–2051. https://doi.org/10.1007/s11192-016-2082-3
- Thor, A., Bornmann, L., Marx, W., & Mutz, R. (2018). Identifying single influential publications in a research field : New analysis opportunities of the CRExplorer. Scientometrics, 116(1), 591‑608. https://doi.org/10.1007/s11192-018-2733-7
- Wray, K. B., & Bornmann, L. (2015). Philosophy of science viewed through the lense of “Referenced Publication Years Spectroscopy” (RPYS). Scientometrics, 102(3), 1987–1996. https://doi.org/10.1007/s11192-014-1465-6
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