Des péchés ou vertus de la mémoire

Mise à jour : 5 janvier 2023

En 2001, le psychologue Daniel Schacter publiait un ouvrage qui allait devenir un classique de la littérature sur la mémoire. Dans The seven sins of memory: How the minds forgets and remembers1, le chercheur américain, de l’université Harvard, offrait une remarquable et accessible synthèse de la recherche scientifique sur ce qu’il appelle les péchés de la mémoire, c’est-à-dire les erreurs, distorsions et autres calamités qui affectent le fonctionnement mnésique.

Deux décennies plus tard, Daniel Schacter nous propose une mise à jour de son livre (Schacter, 2021). L’essentiel des nouveautés est aussi exposé dans Schacter (2022). Les péchés sont toujours au nombre de sept — évidemment ! — et classés dans deux grandes catégories : les péchés d’omission et de commission (Figure 1).

CLASSIFICATION DES PÉCHÉS DE LA MÉMOIRE SELON SCHACTER (2001 ; À PARAITRE)
Figure 1. CLASSIFICATION DES PÉCHÉS DE LA MÉMOIRE SELON SCHACTER (2021)

Vous êtes un pécheur par omission chaque fois que se manifeste l’oubli. Ainsi, le péché de fugacité se manifeste par un oubli des choses avec le temps ; le péché d’absence est la conséquence de votre attention qui vous joue parfois des tours, et vous empêche de stocker certaines informations parce que vous avez été distrait ; et celui de blocage rend impossible l’accès, au moins temporairement, à certains souvenirs qui sont pourtant stockés dans votre mémoire, comme dans l’expérience du mot sur le bout de la langue.

Vous péchez par commission quand vous vous souvenez à tort d’évènements qui ne se sont jamais produits, quand vous vous souvenez du passé de manière erronée ou quand des souvenirs reviennent à votre esprit de façon persistante. Le péché de méprise consiste ainsi à attribuer un souvenir à une mauvaise source (par exemple, vous pensez avoir réellement vécu une expérience, alors que vous l’aviez, en fait, seulement imaginée : vous attribuez à tort à la réalité un souvenir qui découle de votre imagination) ; celui de suggestibilité se manifeste quand vous êtes exposé à des suggestions et à de fausses informations et que vous les intégrez ensuite dans vos souvenirs des événements ; le péché de biais consiste à se souvenir d’expériences passées en les teintant de vos connaissances, croyances, émotions, idées ou opinions du moment présent. Le péché de persistance correspond à l’intrusion involontaire et récurrente de souvenirs, tout particulièrement de vécus traumatiques, dans notre conscience.

Toutefois, dans bien des cas, c’est une conjonction de péchés qui conduit notre mémoire à flancher. La taxonomie de Schacter n’exprime pas ces interactions (Whitehead & Marsh, 2022).

Dans le dernier chapitre du livre, Daniel Schacter tente de montrer que ces vices sont, en fait, des sous-produits d’un système mnésique qui nous permet, par ailleurs, de fonctionner de manière adaptée. Selon les termes de l’auteur, les péchés de la mémoire sont aussi ses vertus : des mécanismes qui nous rendent de fiers services la plupart du temps peuvent nous jouer de mauvais tours dans certaines circonstances.

Par exemple, si oublier des souvenirs peut parfois nous embarrasser, dans le même temps, conserver en mémoire des informations devenues obsolètes est inutile . Dans la nouvelle édition de l’ouvrage, l’auteur en profite, notamment, pour explorer les travaux récents qui se sont penchés sur un groupe restreint de personnes disposant d’une mémoire autobiographique exceptionnelle, leur permettant de se remémorer dans le détail leur passé lointain. Il s’agit, ni plus ni moins, d’un phénomène d’antifugacité. Ce flux de souvenirs autobiographiques, qui submerge souvent leur esprit, n’est pas forcément bien supporté par ces individus, dits hyperthymésiques. Comme l’homme d’État athénien Thémistocle (524-459 av. J.-C.), lui-même doté d’une excellente mémoire, peut-être auraient-ils préféré savoir comment oublier !

Dans un article paru dans la revue Memory, Alan Baddeley, autre grande figure de la recherche sur la mémoire, réagit sur la manière dont Daniel Schacter, et bon nombre de chercheurs contemporains, travaillent sur nos capacités mnésiques (Baddeley, 2022). Le titre de l’article : L’étude de la mémoire se préoccupe-t-elle indûment de ses péchés ?

Le psychologue britannique reconnaît, bien sûr, l’intérêt d’étudier les lacunes de la mémoire. Ce qu’il conteste, en revanche, c’est le fait de négliger les circonstances qui font que celle-ci est souvent performante, en insistant plutôt sur l’analyse de sa faillibilité. L’auteur relate ainsi des travaux qui montrent que, si avec le temps, les personnes oublient bien des détails du passé, les souvenirs qu’ils récupèrent restent pourtant extrêmement précis. Ironie de l’histoire, des experts de la mémoire se sont montrés plutôt pessimistes quand il leur a été demandé de prédire l’exactitude des souvenirs !

Le pessimisme conduit au scepticisme
Le pessimisme qu’expriment certains experts sur le fonctionnement mnésique peut avoir des conséquences fâcheuses. Une revue de la littérature expérimentale montrent ainsi que l’intervention d’un expert de la mémoire pendant un procès a tendance à conduire les jurés à être plus sceptiques sur la fiabilité des témoignages oculaires (Martire & Kemp, 2011). Par conséquent, ces derniers formulent moins de jugements de culpabilité à l’encontre de l’accusé, même quand tout semble être contre lui (Leippe et al., 2004). Or, ce n’est pas ce qui est attendu de l’intervention d’un expert de la mémoire. Celui-ci doit plutôt aider les jurés à mieux distinguer les preuves fiables de celles qui ne le sont pas, et non à instaurer un doute systématique sur leur valeur (Martire & Kemp, 2011 ; Wise & Kemp, 2020).

L’oubli ne constitue pas forcément, selon Baddeley, un péché de la mémoire. Bien au contraire, il en est régulièrement l’allié : il permet de filtrer et de trier les souvenirs, de les organiser et de les prioriser (voir aussi, par exemple, Bjork et Bjork, 2019). Rien de bien nouveau, après tout. En 1881, le français Théodule Ribot suggérait déjà que :

[…] une condition de la mémoire, c’est l’oubli. Sans l’oubli total d’un nombre prodigieux d’états de conscience et l’oubli momentané d’un grand nombre, nous ne pourrions nous souvenir. L’oubli, sauf dans certains cas, n’est donc pas une maladie de la mémoire, mais une condition de sa santé et de sa vie.

Ribot (1881/1929), p. 45-46.

Ce sont souvent des considérations pratiques qui ont stimulé les recherches sur les faux pas mnésiques. Les problèmes liés au recueil des témoignages oculaires et à la mémoire d’abus sexuels infantiles sont à la source des travaux sur les faux souvenirs. Ces recherches ont, fort heureusement, conduit à des propositions pour réformer la manière dont les auditions doivent être menées dans un contexte légal.

Cependant, poursuit Alan Baddeley, ces situations sont justement celles qui maximisent, en quelque sorte, la susceptibilité aux erreurs mnésiques (insistance pour retrouver des détails critiques, pression sociale sur le témoin à se souvenir des faits, etc.). Généraliser les résultats obtenus dans ces conditions très particulières au fonctionnement de la mémoire au quotidien n’est peut-être pas approprié, conclut-il.

Alors, péchés ou vertus de la mémoire ? Pour Alan Baddeley, la réponse est claire : la mémoire est « un système dont les vertus l’emportent largement sur ses péchés ». En utilisant une terminologie qui place les erreurs mnésiques sous l’angle de la transgression, Daniel Schacter nous suggère que ces phénomènes sont surtout un coût, alors qu’ils peuvent être bénéfiques selon les tâches (voir aussi Whitehead et Marsh, 2022).

La mémoire est « un système dont les vertus l’emportent largement sur ses péchés »

(baddeley, 2022)

Par ailleurs, les études à partir desquelles Daniel Schacter élabore sa vision des calamités de la mémoire ont été principalement conduites auprès de personnes issues de sociétés occidentales, éduquées (généralement, des étudiants d’université), industrialisées, riches et démocratiques (désignées dans la littérature en anglais par l’acronyme WEIRD pour Western, Educated, Industrialized, Rich, and Democratic). Dans une revue récente de la littérature, Vredeveldt & de Bruïne (2022) montrent pourtant que la culture façonne le fonctionnement de la mémoire, par exemple, en fonction de la nature collectiviste ou individualiste des sociétés ou selon la distance vis-à-vis du pouvoir, c’est-à-dire le degré avec lequel les personnes acceptent une distribution hiérarchique de celui-ci. Analysant les péchés de la mémoire sous l’angle de ces différences culturelles, leur conclusion est la suivante :

Notre synthèse montre que la culture a une profonde influence sur ce qui est oublié (fugacité), sur ce à quoi on prête attention en premier lieu (absence), sur les informations externes qui sont incorporées dans la mémoire (méprise et suggestibilité), sur la façon dont les souvenirs sont colorés par des stéréotypes (biais) et sur la façon dont les traumatismes affectent la mémoire (persistance). Le seul péché de mémoire qui semble être universellement vécu dans toutes les cultures et même décrit de manière identique dans la plupart des langues est le blocage (plus précisément, le phénomène du mot sur le bout de la langue).

Vredeveldt & de Bruïne (2022, p. 468, traduction personnelle).

Pour terminer, j’ai très envie d’établir un parallèle — peut-être à tort — entre ce qui se passe dans le domaine de la mémoire et un autre champ de recherche, celui du raisonnement (voir Baratgin, 2018, et Houdé, 2014, pour des revues du domaine).

Un peu comme avec l’image devenue dominante d’une mémoire qui serait foncièrement bancale (et qu’Alan Baddeley souhaite donc nuancer), l’idée qui émerge aujourd’hui est que, non, mon pauvre Aristote, l’Homme ne serait en rien un animal rationnel (Stich, 2003) ! Il apparaît désormais comme un concentré de biais cognitifs quand il essaye de réfléchir. Ces biais se manifestent, chez un grand nombre de personnes, par des écarts systématiques par rapport aux normes de la logique et des lois de la probabilité.

La liste de ces erreurs de raisonnement ne cesse de s’allonger. Une véritable « industrie » des biais cognitifs s’est développée, en particulier à propos du biais de confirmation, étudié sous le prisme de la fameuse tâche de sélection de Wason (Mercier & Sperber, 2021).

Le philosophe Pascal Engel (1996 ; 2020) propose une analyse de ces travaux qui ne manque pas de piquant. Il constate que les psychologues sont particulièrement doués pour inventer des situations expérimentales artificielles qui mettent à mal nos capacités de raisonnement. Mais il suffit de modifier le contenu de ces tâches, par exemple en le rendant plus concret ou en formulant un problème probabiliste sous forme fréquentiste, pour que les erreurs de raisonnement deviennent tout à coup moins courantes.

Les erreurs de raisonnement sont seulement des artefacts de l’expérimentateur quand il choisit la mauvaise norme de rationalité. […] Toutes proportions gardées, cela revient à adopter, sur les illusions cognitives, une position qui ressemble à celle que Gibson avait au sujet des illusions perceptives : l’esprit n’a pas d’illusions, il perçoit correctement l’environnement selon des principes « écologiques », ce ne sont que des psychologues habiles qui forgent de toutes pièces des illusions en montant des dispositifs destinés à piéger le système perceptif dans des conditions non écologiques.

Engel (1996, p.316).

Le psychologue Steven Pinker ne dit pas autre chose : « lorsqu’on leur demande de résoudre des problèmes plus proches de leur réalité quotidienne, et présentés comme ceux qu’ils rencontrent naturellement dans le monde, les gens ne sont pas aussi nigauds qu’ils en ont l’air » (Pinker, 2021, p. 14).

Les couacs dans le raisonnement nous ont parfois été survendus comme une preuve irrévocable de l’irrationalité humaine. Mais au bout du compte, Aristote avait peut-être raison (Bloom, 2023). Et nous ne sommes certainement pas non plus de complets nigauds quand nous exerçons notre mémoire !

Références citées

  • Baddeley, A. D. (2022). Is the study of memory unduly preoccupied with its sins? Memory, 30(1), 55-59. https://doi.org/10.1080/09658211.2021.1896739
  • Baratgin, J. (2018). Raisonnement. In T. Collins, D. Andler, & C. Tallon-Baudry (Eds.), La cognition : du neurone à la société (p. 458‑479). Gallimard.
  • Bloom, P. (2023). Psych: The story of the human mind. Ecco.
  • Bjork, R. A., & Bjork, E. L. (2019). Forgetting as the friend of learning: Implications for teaching and self-regulated learning. Advances in Physiology Education, 43(2), 164–167. https://doi.org/10.1152/advan.00001.2019
  • Engel, P. (1996). Philosophie et psychologie. Gallimard.
  • Engel, P. (2020). Manuel rationaliste de survie. Agone.
  • Houdé, O. (2014). Le raisonnement. Presses Universitaires de France.
  • Leippe, M. R., Eisenstadt, D., Rauch, S. M., & Seib, H. M. (2004). Timing of eyewitness expert testimony, jurors’ need for cognition, and case strength as determinants of trial verdicts. Journal of Applied Psychology89(3), 524–541. https://doi.org/10.1037/0021-9010.89.3.524
  • Martire, K. A., & Kemp, R. I. (2011). Can experts help jurors to evaluate eyewitness evidence? A review of eyewitness expert effects. Legal & Criminological Psychology16(1), 24–36. https://doi.org/10.1348/135532509X477225
  • Mercier, H., & Sperber, D. (2021). L’énigme de la raison. Odile Jacob.
  • Pinker, S. (2021). Rationalité : ce qu’est la pensée rationnelle et pourquoi nous en avons plus que jamais besoin. Arènes.
  • Ribot, T. (1881/1929). Les maladies de la mémoire (28ème édition). Alcan.
  • Schacter, D. L. (2021). The seven sins of memory: How the mind forgets and remembers (Second edition). Houghton Mifflin.
  • Schacter, D. L. (2022). The seven sins of memory: An update. Memory, 30(1), 37-42. https://doi.org/10.1080/09658211.2021.1873391
  • Stich, S. (2003). L’homme est-il un animal rationnel ? In D. Frisette & P. Poirier (Éds). Philosophie de l’esprit : problèmes et perspectives (p. 113-149). Vrin.
  • Vredeveldt, A., & de Bruïne, G. (2022). Not universally sinful : Cultural aspects of memory sins. Journal of Applied Research in Memory and Cognition, 11(4), 465‑470. https://doi.org/10.1037/mac0000089
  • Whitehead, P. S., & Marsh, E. J. (2022). Reforming the seven sins of memory to emphasize interactions and adaptiveness. Journal of Applied Research in Memory and Cognition, 11(4), 482‑484. https://doi.org/10.1037/mac0000093
  • Wise, R. A., & Kehn, A. (2020). Can the effectiveness of eyewitness expert testimony be improved? Psychiatry, Psychology and Law, 27(2), 315–330. https://doi.org/10.1080/13218719.2020.1733696

Crédit photo

Photo de Juan C. Palacios provenant de Pexels

Note

  1. La traduction en français de l’ouvrage est parue sous le titre Science de la mémoire : oublier et se souvenir, chez Odile Jacob, en 2003.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s