Le poète et la mémoire
C’est dans son traité de rhétorique, De Oratore (De l’orateur), vers 55 av. J.-C., que Cicéron (106-43 av. J.-C.) relate l’histoire du poète lyrique grec Simonide de Céos (556-468/467 av. J.-C.). Il le présente comme l’inventeur de la mémoire artificielle, autrement dit, de l’art de la mémoire ou mnémotechnique, par contraste avec la mémoire naturelle. Voici le passage en question1 :
Pour en revenir à notre objet, je n’ai pas le vaste génie de Thémistocle ; je n’en suis pas comme lui à préférer l’art d’oublier à celui de se souvenir, et je rends grâce à Simonide de Céos, qui fut, dit-on, l’inventeur de la mémoire artificielle. On raconte que soupant un jour à Cranon, en Thessalie, chez Scopas, homme riche et noble, il récita une ode composée en l’honneur de son hôte, et dans laquelle, pour embellir son sujet, à la manière des poètes, il s’était longuement étendu sur Castor et Pollux. Scopas, n’écoutant que sa basse avarice, dit à Simonide qu’il ne lui donnerait que la moitié du prix convenu pour ses vers, ajoutant qu’il pouvait, si bon lui semblait, aller demander le reste aux deux fils de Tyndare, qui avaient eu une égale part à l’éloge. Quelques instants après, on vint prier Simonide de sortir : deux jeunes gens l’attendaient à la porte, et demandaient avec instance à lui parler. Il se leva, sortit, et ne trouva personne ; mais pendant ce moment la salle où Scopas était à table s’écroula, et l’écrasa sous les ruines avec tous les convives. Les parents de ces infortunés voulurent les ensevelir ; mais ils ne pouvaient reconnaître leurs cadavres au milieu des décombres, tant ils étaient défigurés. Simonide, en se rappelant la place que chacun avait occupée, parvint à faire retrouver à chaque famille les restes qu’elle cherchait. Ce fut, dit-on, cette circonstance qui lui fit juger que l’ordre est ce qui peut le plus sûrement guider la mémoire. Pour exercer cette faculté, il faut donc, selon Simonide, imaginer dans sa tête des emplacements distincts, et y attacher l’image des objets dont on veut garder le souvenir. L’ordre des emplacements conserve l’ordre des idées ; les images rappellent les idées elles-mêmes : les emplacements sont la tablette de cire, et les images, les lettres qu’on y trace.
Cicéron, De l’orateur. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k282065t/f441.item
L’invention est confirmée par le rhéteur romain Quintilien (35-96 apr. J.-C.) en ces termes :
On prétend que Simonide est le premier qui ait réduit la mémoire en art, et voici la fable qu’on raconte de lui. Il avait, moyennant une somme convenue, composé, à la louange d’un athlète qui avait remporté le prix du pugilat, une de ces pièces de vers qu’il est d’usage de faire pour les vainqueurs. On lui refusa de lui payer une partie de cette somme, parce que, suivant la méthode des poètes, il s’était étendu en digressions un peu longues sur Castor et Pollux, et il lui fut conseillé ironiquement de s’adresser pour le surplus aux demi-dieux dont il avait chanté les hauts faits. Ceux-ci acquittèrent galamment leur dette, s’il faut croire ce qu’on rapporte ; car, un grand repas s’étant donné pour célébrer cette victoire, et Simonide y étant invité, un exprès vint lui dire, pendant qu’il était à table, que deux jeunes cavaliers désiraient lui parler : il ne les trouva pas, mais l’issue montra qu’il n’avait pas eu affaire à des ingrats : à peine eut-il le pied hors du seuil de la maison, que la salle du festin s’écroula sur les convives, et les mutila si horriblement, que, lorsqu’il fut question de leur donner la sépulture, leurs parents ne purent les reconnaître, ni à leurs traits, ni à leurs formes. Alors, ajoute-t-on, Simonide, qui se rappelait parfaitement l’ordre dans lequel chacun des convives était placé, parvint à rendre leurs corps à leurs parents.
Quintilien, Institution oratoire. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5774579z/f216
Une mention plus ancienne de notre poète se trouve sur une tablette de marbre (vers 264-263 av. J.-C.) découverte sur l’île de Paros, et dite Chronique de Paros. Elle retrace la chronologie d’évènements importants :
Du moment où Simonide le Céien, fils de Léoprépès, inventeur du système des aides de la mémoire, gagna le prix du chœur à Athènes et où les statues d’Harmodios et Aristogiton ont été installées, l’année 213 [c’est-à-dire, 477 av. J.-C.]
D’après Yates (1966). Traduction personnelle.
La méthode des lieux de Simonide (dite aussi méthode des loci ou du palais de la mémoire) est décrite, pour la première fois avec minutie, dans les dernières pages du livre III de la Rhétorique à Herennius. Le traité (vers 85 av. J.C.) est anonyme, bien qu’il fut parfois attribué à Cicéron2.
De même que ceux qui connaissent les lettres peuvent écrire ce qu’on leur a dicté, et lire ce qu’ils ont écrit, ainsi ceux qui ont appris la mnémonique peuvent attacher à certains lieux les choses qu’ils ont apprises, et, à l’aide de ces lieux, les redire de mémoire. En effet, les emplacements ressemblent à la cire ou au papier, les images aux lettres ; l’art de disposer et de fixer les images est une sorte d’écriture ; prendre ensuite la parole, c’est en quelque sorte lire. Il faut donc, si l’on veut amasser de nombreux souvenirs, se pourvoir d’une multitude d’emplacements, pour y déposer une grande quantité d’images. Nous croyons aussi qu’il faut enchaîner ces emplacements dans un ordre successif, de peur que l’absence de liaison ne nous empêche de parcourir les images, en les prenant à notre gré par le commencement, par la fin, ou par le milieu; de reconnaître les souvenirs confiés à chaque lieu, et de les en faire sortir.
Rhétorique à Herennius, p. 197. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5800777w
L’auteur se saisit de la métaphore de l’écriture pour comprendre le fonctionnement de la mémoire. Les images sont comme les lettres que l’on écrit sur de la cire3 ou du papyrus. Se souvenir consiste, en quelque sorte, à lire ces images dans sa mémoire.
Ce lien entre écriture et mémoire est aussi suggéré dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle (525-456 av. J.-C.). Le tragédien grec met en scène le châtiment du Titan Prométhée, condamné par Zeus à être enchaîné sur un rocher après qu’il ait dérobé le feu et osé l’offrir à l’humanité. Bienfaiteur des hommes, Prométhée leur enseigne différents arts dont celui « des lettres arrangées, mémoire de toute chose » (p. 203). Draaisma (1995/2010) nous rappelle aussi que le mot latin memoria renvoie à la fois à la mémoire comme faculté et aux documents écrits, « les mémoires ».
Dans la suite du traité, le mystérieux auteur prodigue de nombreux conseils pour choisir les emplacements et les images les mieux à même de profiter à la mémoire. Concernant les emplacements, nous dit-on, il est recommandé de les choisir de telle sorte qu’ils se distinguent les uns des autres afin d’éviter toute confusion. Il est aussi préférable que ces lieux soient déserts plutôt que fréquentés, ni trop sombres, ni trop éclairés et que leur étendue ne soit pas trop petite ou trop grande. Les emplacements devront être marqués de cinq en cinq afin d’éviter toute erreur sur leur nombre.
Concernant les images, notre rhéteur distingue les images des choses des images des mots. Les premières sont des représentations d’objets, faits, arguments que l’on souhaite mémoriser. Les secondes sont des images que l’on doit associer aux mots d’un discours dont il faut se souvenir. Par conséquent, mémoriser des mots serait plus difficile que mémoriser des « choses ».
Les images devront aussi nous émouvoir et se singulariser :
Nous devons donc choisir le genre d’images qui puisse rester le plus longtemps dans la mémoire : elles auront cet avantage, si nous choisissons des similitudes qui nous soient bien connues ; si nous ne prenons pas des images muettes et vagues, mais des images représentant une action ; si nous leur prêtons une beauté rare, ou une laideur singulière ; si nous leur donnons quelque parure, une couronne, une robe de pourpre, pour rendre la similitude plus facile à saisir ; ou si nous les défigurons en les couvrant de sang, de fange ou de vermillon, pour y ajouter une expression plus remarquable ; enfin si nous attribuons à ces figures quelque chose de ridicule, car c’est encore un moyen de les retenir plus aisément, puisque les caractères qui, dans la réalité, s’impriment volontiers en notre souvenir, sont aussi ceux qui, exploités par la fiction, se gravent sans peine et distinctement dans la mémoire.
Rhétorique à Herennius, p. 207 ; 209. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5800777w
C’est à chacun de choisir les images qui lui conviennent, poursuit l’auteur, et au Maître d’apprendre à ses élèves comment les découvrir.
Les recommandations du traité suggèrent une parenté entre mémoire et perception : ce qui affecte la vision influence la mémoire. À titre d’illustration, voici les propos que rapporte le neuropsychologue soviétique Alexandre Luria, recueillis auprès du célèbre mnémoniste Solomon Shereshevsky (Luria, 1968). Ce dernier imaginait une route ou une rue pour mémoriser des éléments :
J’ai placé l’image du crayon près d’une clôture… celle du bas de la rue, vous savez. Mais ce qui s’est passé, c’est que l’image a fusionné avec celle de la clôture et je suis passé devant sans m’en apercevoir. La même chose s’est produite avec le mot œuf. Je l’avais placé contre un mur blanc et il se fondait dans le décor. Comment aurais-je pu repérer un œuf blanc contre un mur blanc ? Maintenant, prenez le mot dirigeable. C’est quelque chose de gris, donc il se fond dans le gris de la chaussée… . . Bannière, bien sûr, signifie la Bannière Rouge. Mais, vous savez, le bâtiment qui abrite le Soviet des députés ouvriers de Moscou est également rouge, et comme j’avais placé la bannière près de l’un des murs du bâtiment, je suis passé sans la voir… Ensuite, il y a le mot putamen. Je ne sais pas ce que cela signifie, mais c’est un mot si sombre que je ne pouvais pas le voir… et, en plus, le lampadaire était assez loin…
Luria (1968, p. 36). Traduction personnelle.
La méthode des lieux fonctionne-t-elle vraiment ?
La méthode des lieux consiste donc à imaginer des emplacements, selon un certain ordre, et à y placer les images mentales des éléments que l’on souhaite mémoriser. Parcourir les différents emplacements (dans la direction que l’on souhaite, et en partant de n’importe quel point du parcours) nous permettra ensuite de nous souvenir des éléments en question, tout en pouvant retracer leur organisation sérielle. La mémoire est donc conçue comme un espace et repose sur l’imagerie mentale.
Notons que dans son ouvrage The memory code, Lynne Kelly défend l’idée que les peuples anciens, de tradition orale, utilisaient déjà l’espace comme un puissant moyen mnémotechnique (Kelly, 2017). Selon l’auteure, des monuments du Néolithique, comme celui de Stonehenge, pourraient même être mieux compris si on les considère comme des espaces mnésiques.

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Élément essentiel de la rhétorique, que sait-on aujourd’hui de l’efficacité de cette méthode ? Pour répondre à cette question, une analyse de la littérature scientifique publiée sur le sujet est nécessaire. Et si cette analyse intègre et résume de manière quantitative les données chiffrées des recherches, c’est encore mieux : autrement dit, il s’agit de réaliser une méta-analyse.
La méta-analyse permet d’augmenter la puissance statistique, d’estimer au plus près l’effet « véritable » d’un traitement à partir d’études parfois discordantes, et d’expliquer ces discordances.
Moulis et Sommet (2014, p. 250)
C’est justement ce qu’ont entrepris de réaliser les chercheurs Conal Twomey et Meike Kroneisen. Les résultats de leur travail sont consignés dans un article publié dans le Quarterly Journal of Experimental Psychology (Twomey & Kroneisen, 2021). Les deux spécialistes ont sélectionné, pour leurs analyses, les travaux reposant sur le nec plus ultra en matière d’évaluation d’un traitement, à savoir, les essais contrôlés randomisés.
C’est ainsi que treize articles, représentant seize expériences comparant la méthode des lieux à une situation de contrôle, ont été retenus au terme de leur recherche de documents pertinents (le lecteur intéressé trouvera, en fin d’article, une bibliographie à télécharger sur la méthode des lieux, regroupant une centaine de références).
Sur l’ensemble des études incluses, les résultats suggèrent que la méthode des lieux a été plutôt efficace pour améliorer la mémoire des participants. Pour le lecteur qui serait statisticien dans l’âme, la taille d’effet, calculée à l’aide du coefficient g de Hedges, s’élevait à 0,65 (intervalle de confiance à 95 % : 0,45-0,85).
Toutefois, plusieurs caractéristiques des expérimentations intégrées dans la méta-analyse peuvent limiter la généralisation de ce résultat :
- Les étudiants d’université représentaient la population majoritaire des études ;
- Les participants devaient essentiellement apprendre et se souvenir de mots ;
- Dans 62 % des expériences, l’effet de la méthode des lieux a été testé le même jour que celui de l’entraînement.
Qui plus est, le faible nombre d’études n’a pas permis aux auteurs d’évaluer toutes les variables qui pourraient modérer l’effet de la méthode des lieux sur la performance de la mémoire. Par exemple, on sait, par ailleurs, que la technique est plus efficace si l’on place les éléments à mémoriser le long d’une route qui nous conduit vers notre lieu de travail plutôt que sur un parcours au sein de notre domicile (Massen et al, 2009) ! La méthode semble être également plus pertinente quand un texte à mémoriser est présenté oralement plutôt que sous forme écrite (Cornoldi & de Beni, 1991 ; de Beni et al., 1997).
La méthode des lieux peut-être terriblement efficace pour améliorer sa performance mnésique. C’est la technique la plus fréquemment citée par les « athlètes » de la mémoire (Maguire et al., 2013). Mais comme le rappelle le psychologue Daniel Schacter (2021), les aides mnémotechniques fondées sur l’imagerie visuelle sont souvent complexes à mettre en œuvre, difficiles à utiliser spontanément et exigent la mobilisation d’importantes ressources cognitives, à tel point que l’on peut parfois être amené à abandonner nos tentatives.
Références citées
- Abensour, A. (Éd.). (2014). La mémoire. Garnier-Flammarion.
- Cornoldi, C., & De Beni, R. (1991). Memory for discourse: Loci mnemonics and the oral presentation effect. Applied Cognitive Psychology, 5(6), 511‑518. https://doi.org/10.1002/acp.2350050606
- De Beni, R., Moe, A., & Cornoldi, C. (1997). Learning from texts or lectures: Loci mnemonics can interfere with reading but not with listening. European Journal of Cognitive Psychology, 9(4), 401‑415. https://doi.org/10.1080/713752565
- Draaisma, D. (1995/2010). Une histoire de la mémoire. Flammarion.
- Eschyle (1982). Tragédies complètes. Gallimard.
- Kelly, L. (2017). The memory code: Unlocking the secrets of the lives of the ancients and the power of the human mind. Atlantic Books.
- Luria, A. R. (1968). The mind of a mnemonist: A little book, about a vast memory. Basic Books.
- Maguire, E. A., Valentine, E. R., Wilding, J. M., & Kapur, N. (2003). Routes to remembering : The brains behind superior memory. Nature Neuroscience, 6(1), 90‑95. https://doi.org/10.1038/nn988
- Massen, C., Vaterrodt-Plünnecke, B., Krings, L., & Hilbig, B. E. (2009). Effects of instruction on learners’ ability to generate an effective pathway in the method of loci. Memory, 17(7), 724‑731. https://doi.org/10.1080/09658210903012442
- Moulis, G., & Sommet, A. (2014). Comment lire une méta-analyse ? La Revue de Médecine Interne, 35(4), 250‑258. https://doi.org/10.1016/j.revmed.2013.07.011
- Schacter, D. L. (2021). The seven sins of memory: How the mind forgets and remembers (2e éd.). Houghton Mifflin.
- Twomey, C., & Kroneisen, M. (2021). The effectiveness of the loci method as a mnemonic device: Meta-analysis. Quarterly Journal of Experimental Psychology, 74(8), 1317-1326. https://doi.org/10.1177/1747021821993457
- Yates, F.A. (1966). The art of memory. Pimlico.
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Notes
- Voir aussi Cicéron, Des suprêmes biens et des suprêmes maux, p. 125. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76816f/f134
- C’est le cas de la traduction française du traité, en ligne sur Gallica, et à laquelle je me réfère. Un extrait du livre III (sections 16 à 22) est également disponible dans l’anthologie de textes philosophiques sur la mémoire réunis par Alexandre Abensour (2014).
- Platon et Aristote usaient déjà de la métaphore de la cire.